Répétition / Gel / Élongation / Compression⚓
Un ensemble d'opérations sur le temps :
La musique est l'art du temps, le compositeur étant son architecte.
Il s'agit bien entendu du temps psychologique, c'est à dire de la perception variable que l'on a de l'écoulement du temps physique.
Le travail de composition est essentiellement un travail sur l'organisation du temps : le compositeur s'efforce de faire ressentir à l'auditeur la conception qu'il a du temps et de son déroulement. Pour ce faire, il va architecturer sa pièce en alternant divers types de temps psychologiques.
Par exemple, la sonate classique fait alterner des mouvements rapides et lents Allegro-Andante-Scherzo-Presto, selon le modèle des suites de danses alternées lent-vif, telles qu'on les rencontre encore dans certains cafés dansants aujourd'hui.
La musique orientale et d'une manière plus générale les musiques extra-européennes usent de formes plus intemporelles, hypnotiques, qui annihilent la conscience d'un temps téléologique au profit d'une perte de repère temporel.
Le Temps en Musique Concrète⚓
La répétition est un élément de base de la musique en général mais plus particulièrement en musique concrète où elle acquiert même le statut d'élément fondateur grâce à la découverte par Schaeffer des potentialités du sillon fermé (le disque rayé[*]) .
Ses premières compositions utilisaient une batterie de quelques tourne-disques qui pouvaient lire autant de sons fermés en boucle. L'ensemble des tourne-disques était relié à une table de mixage permettant de faire entendre telles ou telles boucles à volonté, d'où une comparaison possible avec les D-J actuel.
La possibilité qu'offrit ensuite la bande magnétique de joindre le début et la fin d'une certaine longueur de bande pour en faire une boucle, a ouvert d'autres perspectives. Le courant esthétique des musiques répétitives[*] apparu aux USA dans les années soixante, est directement influencé par la découverte de la « tape music », ses boucles et leur déphasage par Terry Riley et Steve Reich.
La répétition⚓
Comment concilier deux concepts contraires : répétition et variation ? En établissant des rapports diversifiés entre les éléments répétés.
Fixe
La répétition est uniforme, avec un taux minimal de variation.
Par exemple, on réalise plusieurs boucles de durées différentes mais avec le même thème, séquence ou son. Leur superposition par mélange génère des points de rencontres chaque fois différents. Dans tous les cas, on entend les conséquences d'un système, on comprend son fonctionnement jusqu'à devenir un processus générateur d'une pièce.
En studio analogique
La lecture d'une même durée de cellule ou séquence sonore sur deux magnétophones tournant à des vitesses légèrement différentes génère un déphasage temporel très progressif.
La réinjection, technique qui permet d'envoyer la même machine en enregistrement sur elle-même grâce aux envois par bus interne de la console analogique de mixage, engendre des répétitions par multiplication mécanique du même signal.
Le retard (delay), le tape delay répétition identique d'un même son selon une densité paramétrée. Le tape delay consiste à lire une même séquence de bande en continuité devant plusieurs têtes de lectures. La distance entre les têtes détermine le retard, le nombre de têtes détermine le nombre de répétitions.
En studio numérique
- Déplacement progressif ou non dans un fichier audio, d'une même durée de fenêtre mise en boucle
- À partir d'un même point de départ, agrandissement progressif ou non de la fenêtre mise en boucle, linéaire ou symétrique.
Mobile
Par la différentiation des éléments mis en boucle, se crée une écriture en contrepoint.
Une chaîne qui a son unité sur laquelle on fait apparaître des éléments de cette chaîne en répétition et à des moments charnières pour accentuer certains éléments de la chaîne principale.
3 chaînes : fixe, répétitive, mobile dans la durée avec incrustations variées de sons ou silence pour créer des variations rythmiques, mobile en amplitude avec un son de caractère harmonique à peine audible au début jusqu'à s'entendre en solo à la fin.
L'écho fait partie des répétitions : signal qui est répété avec un délai au-dessus du seuil de l'audibilité (20 millisecondes) La notion d'écho peut être élargie à celle de processus appliqué sur de courts moments ou cellules musicales, dont l'amplitude diminue au fur et à mesure des répétitions.
Il y a de moins en moins de temps de délai entre chaque réflexion et de moins en moins d'amplitude.
Conseil : Commentaire
L'écho est un autre moyen de créer des répétitions. Mais dans ce cas, le son est progressivement filtré (absorption de certaines fréquences par les parois rencontrées) et son énergie décroît avec le temps.
Le délai : répétition spatialisée, ligne de retard.
Dans le cas de l'écho et du délai, l'entièreté de l'événement sonore est perceptible, attaque comprise. Le temps de répétition des sons ne doit pas être inférieur à 50 millisecondes (seuil de perception des sons en tant qu'entités). Entre 20 ms. et 50 ms., on se trouve dans une zone floue où l'attaque des sons n'est plus clairement perceptible. Entre 1,8 ms. et 20 ms., on ne reconnaît plus les événements sonores séparés, mais on perçoit un espace : c'est la réverbération qui nous renseigne sur la qualité de l'espace où se déploie le son (grandeur et forme de la salle, qualité des parois, etc.).
D'où la liaison du temps et de l'espace. Travailler sur l'espace c'est également agir sur le temps.
Les feedbacks ou réinjections : le signal envoyé à l'enregistreur est renvoyé vers la console de façon à créer une accumulation de signaux. La quantité de signal réinjecté doit se doser de façon très prudente (au curseur) de façon à ne pas créer de saturation du système.
Le déplacement progressif dans la lecture d'un fichier : Il s'agit d'une répétition en aller-retour à partir d'un point de départ qui peut être, ou non, chaque fois légèrement différent allant dans le sens chronologique du fichier-son, ou non, de même durée, ou non, sorte de « marche d'Echternach » qui, au fur et à mesure du « rimage[*] » (terme de François Bayle par analogie avec le retour en arrière de la manivelle des premières caméras), permet un approfondissement perceptif des détails, des contours de la séquence ainsi explorée.
Variation : toujours le même et pourtant chaque fois différent...
La lecture répétée qui avance dans une séquence sonore avec une durée de plus en plus longue provoque la sensation d'un mouvement qui va en ralentissant, et l'inverse, en accélérant : le jeu sur le temps devient mouvement, rebond...
Le gel et l'élongation versus compression⚓
La dilatation ou compression temporelle n'est pas une technique d'écriture novatrice : déjà le motet sur cantus firmus des XIIIe au XVIe siècles allonge les valeurs du thème mélodique original pour la voix de cantus firmus, et raccourcit les valeurs des voix de motet. Ce sera l'origine des techniques de variation par augmentation ou diminution de la musique baroque, et de l'art de la fugue de J.S. Bach.
Le gel, par contre, paraît plus novateur, grâce à sa parenté avec le « ralenti » au cinéma : Mouvement plutôt que Temps.
Élongation
Transformer des éléments brefs en trame longue.
On pourra définir une morphologie, une enveloppe d'amplitude qui redonne une vie quasi naturelle au nouveau son.
Gel
Cas particulier de l'élongation : un seul son, un moment du son tenu indéfiniment.
Équivalent sonore de l'arrêt sur image, le gel donne la sensation d'un mouvement arrêté dans son élan (par montage en incrustation dans une séquence donnée, le plus souvent). Il fait prendre conscience à l'auditeur, du son comme entité vivante, agitée, mobile, en contraste avec un mouvement suspendu, un temps arrêté, figé, ou d'une dimension, d'une échelle temporelle différente. Déjà Lamartine « Ô temps, suspends ton vol ! » liait le temps au mouvement.
Compression
Peu accessible en studio analogique, la compression temporelle digitale, comme l'élongation qui emploie les mêmes algorithmes, a suivi l'explosion des techniques digitales au cinéma, et permis une synchronisation plus précise du texte (en version traduite) au mouvement des lèvres.
Il s‘agit de raccourcir la durée d'une séquence sans changer sa fréquence. Plus outil de correction temporelle (calibrer le débit) qu'un instrument musical, la compression peut rejoindre l'effet d'un micro-montage si elle est paramétrée de façon outrancière.
En studio analogique
L'élongation peut se réaliser par fondus-enchaînés successifs sur les mêmes éléments (tuilage) à placer sur un lecteur 8 pistes avec le même son ou sur 3 ou 4 lecteurs stéréo : Copier, passer d'une bande ou d'une piste à l'autre par fondu, mettre de très longues amorces en fin de bande qui permettent de revenir ensuite en début de bande sur la même machine.
On peut aussi réaliser plusieurs boucles avec le même son sur plusieurs machines, les sélectionner par un jeu de potentiomètre à la console de mixage et les répéter par décalage des éléments formant des rapports intéressants, des répétitions différentes.
Le gel se réalise par une mise en boucle d'un petit fragment sonore.
Point de vue historique :
Le Phonogène construit par Jacques Poullin sur une idée de Pierre Schaeffer est un magnétophone à 12 têtes de lectures commandé par un clavier puis des coulisses, qui a permis des élongations sans transposition dès 1951.
En studio numérique
L'élongation
Copie d'échantillons selon la proportion demandée, à côté de l'original, dans un taux de recouvrement des échantillons à déterminer qui conditionnera la qualité et le temps de calcul de l'élongation. Ces fenêtres de recouvrements sont généralement pré-calculées.
Exemple : la fenêtre de Hammings
Le gel
Point de vue historique :
Dans les années 70, la réverbération infinie de Lexicon gèle à l'infini un très court fragment de son bouclé sur lui-même (Lexicon PCM 70, programme 4.4 réverbération infinie). On peut décider de la durée de la fenêtre.
Capter des échantillons à des moments différents d'un même son et superposer les différents moments gelés du son, par mixage, cela non seulement prolonge, mais colore le son gelé.
Capter un instant de son (par exemple 740 ms), et en refaire une séquence sonore à travers un parcours lent (répétitions démultipliées des échantillons), avec transpositions éventuelles. On rentre dans la matière du son, on en explore les moindres contours, on change son échelle de perception.
Logiciel GRMTools Freeze
La compression (stretching)
Deux techniques sont possibles :
Par MIDI et clavier déclencheur, en désactivant la fonction de transposition (pitch shift) du clavier. Cette technique permet le jeu en temps réel. Autre technique : adaptation continuelle du « tempo » de lecture midi des fichiers sonores.
Par lecture accélérée du fichier son (tous les échantillons ne sont pas lus, selon le taux de compression demandé).
Lecture ralentie (élongation) ou accélérée (compression) des échantillons, compensée par une transposition, une durée de fenêtre et un temps de recouvrement adaptés.
Hypothèse : Fonctions musicales
Synchronisation : Élongation et compression combinées permettent toute adaptation à un cadre temporel.
Transformation en un seul chœur synchrone de différentes voix parlées enregistrées séparément.
Comment moduler la perception du temps ?
La perception du temps est relative. Elle dépend de l'échelle à laquelle elle se place, perception elle-même mobile (du global au détail) et changeante dans la durée.
Pour que le temps perçu paraisse long :
- créer peu d'événements, de densité rare ou moyenne.
- entrecouper les événements de silences prolongés (cf. le Nô Japonais).
- créer des événements répétitifs, peu variés (cf. le minimalisme américain).
- utiliser des événements longs, un tempo général lent : Déroulement d'une ligne en flux peu varié, sans pulsation.
Pour que le temps perçu paraisse court : stratégie inverse.
Pour créer un sentiment d'abolition du temps :
Le « temps suspendu » ou temps gelé s'obtient en créant un phénomène hypnotique (cf. les musiques classiques asiatiques).
Deux stratégies sont possibles :
Répéter des cellules de taille moyenne et les décaler légèrement les unes par rapport aux autres : technique de la musique répétitive américaine : Steve Reich, Terry Riley
Perception hypnotique puis accélérée du temps. Superposition progressive et accélérée de cellules répétées dans une relation harmonique consonante (par intervalle de quinte).
Jouer sur les contrastes : alterner des séquences où le temps est comprimé, accéléré, riche en événements, et des séquences où une trame, un son étiré crée l'effet cinématographique de l'arrêt sur image.