Introduction⚓
Nous arrivons ici au cœur même des musiques sur support, et singulièrement les musiques acousmatiques. En effet, lorsqu'en 1970 j'ai découvert par hasard les musiques acousmatiques, c'est leur spatialité et leur impact sur l'imaginaire, leur puissante capacité à créer des formes en mouvement sur mon écran mental qui m'ont immédiatement amenée à m'investir dans cette recherche nouvelle pour une musicienne « classique ».
Le voyage de Pierre Henry, les espaces inhabitables de François Bayle, et plus tard Innominé de Léo Küpper ont été les œuvres-choc libératrices. Dès ce moment j'ai ressenti où se situe la différence avec les musiques du passé : L'espace fait intégralement partie du langage, du contenu, et du sens de l'œuvre musicale, au même degré que les autres composantes.
C'est un percept inné, immédiat, alors que l'autre part nouvelle de ces musiques acousmatiques, la morphologie, demande un apprentissage par l'écoute réduite fondé sur le solfège descriptif des objets sonores de Pierre Schaeffer, photo instantanée d'un son.
L'acousmatique, dans ses conditions d'écoute les plus strictes (rien à voir, tout à imaginer) est depuis le début[*] le laboratoire de recherche tant technologique qu'esthétique le plus pointu sur les interrelations multiples entre Espace, Son, et Musique.
Perception psycho-acoustique de l'espace⚓
Tout comme la vision binoculaire permet au cerveau humain de percevoir le relief, la profondeur de champ, la production de sensations d'espace passant par le canal perceptif de l'ouïe est liée à la psychoacoustique et à l'audition binaurale : étude certes subjective, mais quelques caractères généraux en ont été dégagés du point de vue de la localisation. Celle-ci a été créée par la perception ancestrale du danger, par l'adaptation de l'homme à son environnement.
La localisation spatiale est donc liée à la morphologie de la tête humaine : la distance entre les deux oreilles, séparées par la proéminence nasale.
Cette distance est traduite par une différence d'intensité — IID mesurée en Db — ou une différence de temps — ITD mesurée en millisecondes (ms) — pour qu'une source située d'un côté parvienne à l'autre oreille.
Le ITD entre les deux oreilles est de 0,7 ms. Le IID entre les deux oreilles dépend fortement de la zone fréquentielle entendue au-delà de 1500 Hz, qui semble aller progressivement jusque ± 6 Db.
Mise en espace⚓
En principe cette étape de transformation intervient en fin de travail, jusqu'à récemment considérée comme une valeur surajoutée et non comme une réelle transformation. Aujourd'hui, certaines musiques utilisent des sons qui ont un espace d'origine marqué, (espace acoustique) lequel restera toujours présent, résistera aux transformations si on ne casse pas la chaîne stéréo.
D'autres ne se mettent en relief que grâce à la spatialisation par l'écriture multiphonique.
Espace intrinsèque : L'espace de la chose
Généralement, c'est par le mouvement constitutif du corps sonore, de la source sonore reconnue (l'icône), que s'entend l'espace et surtout le mouvement propre à la chose : la boule qui roule, le passage de la voiture, la bille qui tourne dans ou sur une surface etc.
Espace acoustique : L'espace du lieu
C'est l'espace de la prise de son, caractérisé par son halo harmonique[*] spécifique.
Espace interne[*] : L'espace composé
C'est l'espace de l'œuvre, déterminé, agencé, reconstitué par le compositeur. Il est stéréo ou multiphonique. Il se subdivise en quatre catégories : Espace ambiophonique (dont l'espace divisé), Espace source (pointilliste ou mouvement), Espace géométrie et Espace illusion.
Espace externe[*] : L'espace interprété, l'espace d'écoute
Espace de jeu de l'œuvre, interprétation spatiale surajoutée à l'espace interne (jeu sur l'acousmonium, démultiplication, installation sonore). Ce sont les conditions circonstancielles de l'écoute de l'œuvre, à travers la mise en œuvre des figures spatiales.
Espace-Illusion⚓
Il s'agit de l'illusion de la profondeur de champ par la stéréophonie, qui si elle est respectée d'un bout à l'autre de la chaîne de production, sera projetée sur les « écrans de phase » des haut-parleurs.
Le son n'est plus entendu grâce à une source réelle, mais une image, une représentation. Nous entrons dans l'univers des médiatisations, celui de la photo, du cinéma, de la vidéo, de la radio... La stéréo en est le meilleur vecteur.
L'illusion de l'espace fonctionne souvent parce qu'elle s'associe à un imaginaire poétique de l'espace, imaginaire conduit par l'utilisation d'archétypes.
La magie acousmatique
Différencions brièvement la musique acousmatique de toute autre sur support, par sa relation à l'image sous toutes ses catégories : perceptives -images mentales, cinéma pour l'oreille, trois degrés temporels de la mémoire- et productives répondant ou non à la théorie du signe selon Charles Pearce -sinsigne/i-son (selon François Bayle[*]), qualisigne/di-son, légisigne/mé-son-, ou s'ouvrant aux formes-matières arbitraires, abstraites tissant un réseau de liens dans des espaces fictifs.
Le concept de l'acousmonium tel qu'il fut mis au point par François Bayle en 1974 en est le meilleur instrument d'interprétation en concert.[*]
Localisation sur le plan horizontal⚓
La stéréo⚓
recréation de l'espace naturel de l'écoute : essayer de toujours conserver l'image stéréo, si elle existe au départ, pendant les étapes du travail de transformation. Cette image est créée à partir d'une prise de son stéréophonique.
C'est un espace-illusion : les deux haut-parleurs sont des projecteurs d'une image au centre des haut-parleurs, avec sa profondeur simulée, ses contours tels que l'enregistrement en stéréo de phase les a créés.
La fausse stéréo⚓
Replacer les sons en studio, là où ils doivent apparaître, grâce au module de panoramique sur la console analogique ou virtuelle.
Si on veut imiter l'espace acoustique qui nous entoure (esthétique réaliste) il y a 0,7 milliseconde à 1,8 ms maximum de délai entre les deux oreilles (écoute binaurale) à respecter à la reproduction.
Hors phase ou « extra large » :⚓
En inversant la phase d'un des deux canaux, l'image semble dépasser la largeur d'écran limitée par les haut-parleurs.
La rampe stéréo, son calibre⚓
La rampe détermine la largeur de l'image entre les deux haut-parleurs. Elle est déterminée en première étape par la technique de prise de son utilisée. Le calibre plus ou moins large (jeu sur les panoramiques ou prise de son MS) et le décentrement possible d'un même calibre sur un axe angulaire permettent une clarification spatiale de la polyphonie.
La biphonie⚓
2 sources différentes sur les deux haut-parleurs : il n'y a pas d'illusion d'espace, mais bien une recherche de réalisme, un espace-source ponctuel qui trouve son origine dans la mono.
biphonie, dialogue
biphonie, parallélisme de deux séquences — jeux complémentaires.
Et la mono ?⚓
Un enregistrement mono, surtout s'il est réalisé par un micro omnidirectionnel, cerne mieux les contours du son, avec réalisme quant aux détails et au registre grave.
Sur deux pistes, on place le même signal synchronisé à gauche et à droite, ou centré au milieu des deux haut-parleurs par un panoramique.
Essayez, le résultat est différent ! Évidemment, le son mono est unique sur le haut-parleur central des formats 5.0, 5.1, 7.0 ou 7.1.
Placé au milieu d'une image stéréo, avec un contenu similaire, il renforce la présence et précise les contours qu'une prise de son stéréo a tendance à estomper.
Localisation en profondeur⚓
Définition :
Ici, nous sommes réellement dans l'illusion de l'espace : La profondeur simulée sur un seul écran plan : création de perspective[*].
Pour qu'il y ait différentiation de plan, il en faut deux au moins, différents :
Plan large : le plus lointain.
Plan moyen ou médian : plus étroit, rassemble des évènements entendus « naturellement », sans effort.
Plan américain : centration sur un objet de perception.
Plan proche : mise en évidence d'une figure. Peut servir de contraste au plan lointain.
Gros plan : loupe sonore sur les détails, les arêtes, effet de proximité, prend toute la place en horizontal et en profondeur : Espace haptique.
La différentiation des plans de profondeur permet également une clarification de la perception polyphonique des sons.
Gros plan : Synthèse analogique et voix très proche
Plans différenciés lointain et proche successifs
Mélange de plans
Leçon humoristique qui parcourt toutes les possibilités spatiales.
La qualité des attaques[*] (Pierre Schaeffer en a défini sept différentes) joue aussi sur la perception psycho-acoustique de l'espace : une attaque dure définit un espace haptique, une attaque molle, ou nulle, est associée à un espace plus lointain.
Point de vue technique : La réverbération artificielle⚓
Il s'agit de recréer artificiellement un espace réaliste ou non, et de pouvoir en moduler les dimensions simulées.
L'attaque principale du signal direct est suivie d‘un certain nombre de réflexions (répétitions très serrées). Le retard entre l'attaque et la première réflexion détermine l'espace perçu. Si on augmente le retard, on augmente l'impression d'espace. Il en est de même quant au retard entre chaque réflexion. Cependant, au-delà d'un certain seuil de retard (1,8ms), on perçoit l'espace comme étant mesuré par le temps, celui de l'écho.
Le nombre de réflexions détermine la vraisemblance réaliste et la qualité de la réverbération.
Les réflexions simulées reproduisent celles d'un son projeté dans un espace plus ou moins clos. Là où il n'y a pas de réflexions possibles, il n'y a pas d'espace audible. Crier dans le désert, par exemple, est perçu faiblement : à 3 m tout apparaît alors mat, absorbé. Les aigus s'éteignent plus vite. Il n'y a pas de son dans l'espace interstellaire.
Le feedback (ou diffusion) répète l'onde sur elle-même avec diminution constante et modifiable de son amplitude, ce qui qualifie également les différences d'espaces perçus.
Le feedback est également lié à la fréquence de coupure laissée parfois au choix de l'utilisateur qui détermine le point de croisement (crossover) entre le grave et l'aigu de la réverbération artificielle. Ainsi, on peut générer des espaces non réalistes, en réglant ces différents paramètres.
(avec phasing)
La réverbération par convolution
Les ordinateurs puissants d'aujourd'hui permettent de recalculer en temps réel un halo harmonique[*] (donc dans le domaine fréquentiel) et sa durée, selon l'analyse d'un modèle (un impact) réellement enregistré dans un lieu donné. Il en résulte des sonorités incomparables de naturel acoustique. Nous ne sommes plus dans une simulation, mais dans une modélisation de l'espace[*]...
Attention :
Les exemples sonores précédés de Ω présentés ci-après sont des fichiers multicanaux dans leur qualité originale sans compression. Vous devrez les télécharger et les écouter sur un dispositif multicanal adapté pour apprécier les espaces mis en œuvre dans les musiques présentées.
Espace Ambiophonique⚓
À l'image de l'athanor dans lequel se réalise la réaction alchimique, il s'agit d'un espace dans lequel on ne peut déterminer d'où viennent les sons, l'auditeur baignant dans une ambiance diffuse.
C'est son écoute qui réalise le « mixage » de l'ensemble des évènements donnés à entendre.
On peut établir une analogie avec les églises byzantines : celles-ci comportent des coupoles couvertes de tessères d'or qui redistribuent de manière égale le peu de lumière ambiante sur l'ensemble de l'église, sans qu'aucune source soit localisable. Pour une composition et diffusion en ambiophonie, on entoure le public de haut-parleurs identiques avec une relative équidistance entre eux de sorte qu'il n'y ait pas de trou acoustique.
L'englobement se fait sur tous les plans, et c'est alors la sphère ou le dôme qui sont le modèle idéal, ou sur un seul : le cercle.
Les systèmes dolby ou THX au cinéma peuvent être aussi rangés dans cette catégorie : trois canaux différents à l'écran et les côtés et arrière se partagent deux ou quatre voies.
Le message musical est quasi identique et globalisé dans toutes les pistes de la composition multiphonique.
Attention :
Les exemples sonores précédés de Ω présentés ci-après sont des fichiers multicanaux dans leur qualité originale sans compression. Vous devrez les télécharger et les écouter sur un dispositif multicanal adapté pour apprécier les espaces mis en œuvre dans les musiques présentées.
Espace divisé⚓
L'espace divisé fait partie de l'espace ambiophonique car il est associé à un enveloppement (bain) sonore, dans toutes les dimensions, y compris en hauteur.
Or la perception de l'espace auditif en hauteur est quasi aussi précise que la perception angulaire (le cercle), à tout le moins dans les premiers mètres.
À la différence de l'espace ambiophonique général, qui privilégie un même type de son positionné, avec quelques variantes, sur plusieurs haut-parleurs, et spatialisé en mouvement global unifié, l'espace divisé permet une polyphonie de sons différents et une superposition de mouvements diversifiés, dans une perception englobante et unifiée de l'espace.
On peut le comparer au flux, dans la taxinomie des énergies-mouvements.
À la différence du pointillisme, on n'entend pas précisément les sources spatiales. L'espace est globalisé. Il est cependant parcouru de petits mouvements internes qui le font vivre et vibrer. Il immerge l'auditeur dans la multiplicité.
Le dôme semble donc en être la meilleure configuration spatiale. La division spatiale est conditionnée par la multiplication des canaux en sortie : 16 au minimum (8 et 8).
Méthode : Point de vue technique
Léo Küpper[*] est sans aucun doute un pionnier du dôme : En 1974, au château Malou, 64 canaux de sortie de son synthétiseur analogique construit par lui-même, voyagent sur une coupole de 104 haut-parleurs, notamment grâce à un « clavier d'espace », le kinéphone.
Jonty Harrison divise l'espace jusqu'à 72 canaux qui se répartissent en plusieurs zones différentes. Cela à partir de prises de sons ambisoniques et de plugins (Ambisonic, Blue Ripple) qui permettent de les manipuler en 3D dans un logiciel avec 64 canaux de sortie.
Les logiciels de spatialisation immersive commencent à voir le jour :
Robert Normandeau et son équipe de chercheurs de l'Université de Montréal conçoivent le « SpatGRIS » et le « SpatServerGRIS » », logiciels de composition de l'espace multiphonique en 2D sur 16 haut-parleurs ou 3D sur un dôme de 128 haut-parleurs maximum, après s'être inspiré du « Zirkonium » développé au ZKM[*] de Karlsruhe.
L'IRCAM développe depuis longtemps une recherche tous azimuts sur la spatialisation. Le « SPAT- révolution » est commercialisé dans les ircamtools avec 64 canaux de sorties et un nombre infini de haut-parleurs virtuels, en 192Khz ou 384Khz sur certains lecteurs-enregistreurs multicanaux.
Hypothèse : Fonctions musicales
—Le foisonnement : Figure d'espace : accumulation sur deux niveaux
Ω Annette Vande Gorne, Haiku : Printemps : jeux d'enfants 16 canaux. 2:55
—Les mouvements internes démultipliés : Figure d'espace : vagues, alternance rapide.
Ω Annette Vande Gorne, Haiku : printemps : jeux d'eau 2:24
—La dramatisation
La surprise : Figure d'espace : l'incrustation, l'apparition/disparition
Ω Annette Vande Gorne, Haiku : printemps : jeux d'enfants 2:40
Le dialogue, le répons : Figure d'espace : l'oscillation, le balancement, l'alternance
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta, acte III « Gens de naissance » 3:14
—L'action/réaction : clarifier par l'espace : Figures d'espace : le rebond, le déclenchement par substitutions d'attaques.
Ω Annette Vande Gorne, Haiku, printemps : jeux de sons (hommage à Bernard Parmegiani) 4:31
Le cadre d'un espace ambiophonique dans toutes les dimensions permet par la multiplicité de ses divisions, de reconstituer un univers globalisé artificiel ou proche de notre perception du réel, tout comme la synthèse granulaire reconstitue un objet sonore et son développement temporel.
- la superposition (polyphonie spatiale) par plans différents d'éléments différents plus ou moins synchrones : Figures d'espace : accumulation, démasquage, remplir/vider.
Ω Annette Vande Gorne, Haiku, hiver1 : jeux de pas sur la neige 16 canaux 2:16
- le réalisme (immersion dans un faux paysage) : superposition d'images.
Jonty Harrison, Going/Places 32 canaux. Ω Extrait en réduction octophonique 3:42
L'espace divisé, et son instrument, le dôme ou tout autre système global et immersif dans toutes les directions, sont les vecteurs d'une écriture différente de l'espace, rendue possible par le développement des outils numériques de spatialisation et la montée en puissance des ordinateurs.
Nous pourrions y trouver des analogies avec l'économie mondialisée actuelle, les fractals (effet papillon), mais aussi, par le plaisir immédiat qu'un « bain sonore » procure, le risque d'un assoupissement des facultés critiques et intellectuelles au bénéfice de toute prise de pouvoir dictatoriale. On la constate aujourd'hui en bien des pays. « Dormez, bonnes gens, on s'occupe de vous... »
Espace source⚓
Attention :
Les exemples sonores précédés de Ω présentés ci-après sont des fichiers multicanaux dans leur qualité originale sans compression. Vous devrez les télécharger et les écouter sur un dispositif multicanal adapté pour apprécier les espaces mis en œuvre dans les musiques présentées.
Le pointillisme⚓
Opposé au précédent, ce type d'espace localise avec précision la source du son, qui peut être mono, bi ou multipiste (mais pas stéréophonique).
Ce sont les mouvements et repérages du son qui importent. On peut aussi vouloir faire ressentir les différences de couleur et d'amplitude des sons. L'espace source permet de dissocier et clarifier la perception des différents éléments d'un mixage, si ceux-ci sont eux-mêmes différenciés.
Pierre Henry fut sans doute le premier à explorer les possibilités musicales de cette philosophie de l'espace, tant au stade de la composition qu'à celui du concert. Dans ce cadre il oppose souvent les canaux et les voies gauche/droite, se servant de la géographie du lieu pour l'organiser.
Aujourd'hui, l'utilisation la plus fréquente de l'espace source est la multiphonie. Il s'agit de placer des sons ayant des transitoires d'attaque assez marqués pour les localiser, si brefs soient-ils.
La composition devient alors celle d'un environnement pointilliste, jouant avec les masses, les phrasés ponctuels et les variations de densités. Les dialogues multiples et superpositions de séquences confiées aux mêmes haut-parleurs sont une autre esthétique de l'espace source, qui met en évidence les personnages sonores ou les contrepoints.
Le standard le plus fréquent, à partir des années 90, est l'octophonie, en raison de l'apparition d'enregistreurs 8 pistes digitaux peu chers (ADAT ou DA 88).
Ω Annette Vande Gorne, TAO, Terre, les particules, octophonique. 3:23
Le mouvement⚓
Fait également partie de l'espace source tout ce qui est mouvement, trajet audible dans l'espace externe, donc généré par l'interprète, ou écrit par le compositeur sur le support multipiste (espace interne).
Comme la langue d'Ésope, le mouvement en lui-même peut être la pire ou la meilleure des choses.
En effet, il nous a toujours semblé inutile de tenter de sauver une musique pauvre, sans énergie interne en lui appliquant des mouvements, des agitations externes. Le mouvement devient alors une ornementation non intégrée, non justifiée par la structure musicale ou le phrasé. Mais si l'on considère l'expression musicale d'un point de vue énergétique, les trajets peuvent alors renforcer l'énergie interne du son.
L'histoire de la musique occidentale est peuplée d'œuvres qui font la part belle au mouvement même comme facteur d'expression (pensons à Monteverdi et son stile concitato, au figuralisme, particulièrement dans l'œuvre de Jean-Sébastien Bach, à Berlioz, à la majorité des poèmes symphoniques) puis facteur de structuration (Stravinski et son Sacre, Pacific 231 d'Honegger, Scelsi...).
Une circumduction autour du public ou d'un pivot quelconque soulignera aux oreilles de tous le mouvement rotatif d'une toupie, d'un tourbillon, d'une répétition (écriture). Ou bien encore, les circonvolutions buissonnières d'un « souffle serpentin » dans un lieu donné préciseront son caractère capricieux.
Enfin, l'application à un son de caractère neutre et abstrait d'un mouvement spatial en balancement lui donnera une signification particulière, celle d'une berceuse par exemple.
Il faut peut-être rappeler ici combien temps, espace et mouvement sont liés : une rotation lente ou rapide ne génère pas la même signification, et si elle passe progressivement à un tempo plus rapide, elle change de forme et devient spirale.
Cet espace-mouvement, s'il n'est pas gratuit, aurait donc surtout une fonction ornementale ou métaphorique à l'appui expressif des sons eux-mêmes auxquels il offre un support spatial.
Au XIXe siècle, le timbre et la ligne mélodique entretenaient le même rapport.
Ω Stephan Dunkelman, Metharcana, octophonique. 0:36
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta, acte 1 : Lamento 7.1 1:44
Méthode : Point de vue technique
Après une période de recherche esthétique[*], la recherche des outils numériques n'a pas cessé de croître quant à l'espace du son, en deux catégories distinctes : la simulation d'espaces bi ou tri-dimensionnels, et la création de mouvements, de trajets individuels ou globaux.
La recherche dans cette dernière catégorie est due à quelques compositeurs passionnés, studios privés ou institutions de recherche et d'enseignement.
Certains, comme les trois « Spaces » des GRM Tools, sont commercialisés.
Tous répondent aux quatre modes opératoires cités en début de ce chapitre :
(1) Fixes (crible), les mouvements sont identiques, mais parcourus par des sons différents ;
(2) Mobiles, gestuels, les mouvements répondent à des gestes sur des surfaces de contrôle, ou automatisés, ils sont générés par une série de commandes paramétriques modifiables ou par des lois de comportement physique comme le rebond ;
(3) Par commande, ils répondent à des figures géométriques préprogrammées dont les temps de parcours sont variables ou non ;
(4) Par synthèse croisée, l'analyse d'un paramètre d'un son ou d'une séquence sonore, comme son amplitude par exemple, va déclencher ou modifier le trajet spatial et son comportement.
Espace Géométrie⚓
Si l'on considère l'espace d'un point de vue structurel, on peut l'imaginer comme le lieu d'intersection de lignes et de plans différents, comme surface ou volume entrecoupé de lignes bissectrices, obliques, verticales, transversales, de formes géométriques comme le triangle, le carré, le cube (en volume avec dispositif de haut-parleurs en hauteur) etc. À partir de sources multiples (multipiste), penser le sonore en termes de composition de l'espace mono, bi, quadri, triple stéréo, double quadri, octophonique... avec tous les jeux de combinaisons possibles, appliqués à une seule chaîne acoustique ou à plusieurs d'entre elles, simultanément ou par séquences, en plans rapprochés ou éloignés, c'est donner à l'espace le statut de paramètre du son équivalent aux quatre autres. Le mouvement fait partie de la forme lorsqu'il devient figure, répétition, transition, rupture, déclenchement, etc. Ici, l'espace géométrie n'est pas un support, c'est un objet musical réel et abstrait qui conduit l'écoute et structure la perception par son évolution dans le temps.
L'espace organisé, contrôlé, nécessite de prévoir un schéma de principe du dispositif de projection en fonction duquel on choisira les configurations spatiales à inscrire sur le support comme, par exemple, dans le cadre des sonorisations de lieux spécifiques ou d'installations. Une trop grande complexité (en nombre de pistes, de variations possibles à la spatialisation) nuira à la transparence de l'architecture.
L'agencement a priori, l'écriture de l'espace pour lui-même à partir des points-sources multiphoniques, génère une pensée musicale stabilisatrice qui lie l'espace à la forme, donc une fois encore, au temps.
Exemple
En 1989, n'ayant aucun modèle ni expérience en la matière, je réalise TAO : Terre, en octophonie, sur bande magnétique 8 pistes 1 pouce. J'ai structuré les différentes sections de la pièce selon ces figures géométriques et ces différents formats de composition de l'espace. Les matières sont élaborées dans le studio 123 du GRM (en temps différé) puis sur le syter (en temps réel), et mixées en 8 pistes dans le studio analogique de Musiques & Recherches. La structure globale rend compte de cette façon de penser l'espace.
Fonctions musicales⚓
Attention :
Les exemples sonores précédés de Ω présentés ci-après sont des fichiers multicanaux dans leur qualité originale sans compression. Vous devrez les télécharger et les écouter sur un dispositif multicanal adapté pour apprécier les espaces mis en œuvre dans les musiques présentées.
Comme tout élément musical, l'espace du son revêt le niveau de fonction musicale que le compositeur veut bien lui accorder.
La technologie d'aujourd'hui permet tous les degrés d'utilisation, du micro événement (un placement spatial statique ou dynamique pour chaque son) à la macro structure (une structure spatiale, statique ou dynamique, monodique ou polyphonique par section, phrase ou groupe d'évènements).
Parmi d'autres niveaux possibles, nous en avons sélectionné six qui nous paraissent particulièrement utiles et expressifs :
– Niveau abstrait de l'espace pensé par plans, volumes, mouvements ou figures géométriques.
– Niveau structurel de l'espace utilisé comme valorisation des sections, transition, rappel.
– Niveau ornemental d'un espace, souvent en mouvement, ajouté à un évènement pour en renforcer l'intérêt ou la fonction momentanée.
– Niveau figuratif d'une relation de l'espace à l'imaginaire, au trait caractéristique, à la métaphore.
– Niveau archétypal de certaines figures d'espace évidentes pour tous, comme la vague (bercement), le cercle (enfermement), l'explosion...
– Niveau madrigalesque du renforcement expressif d'éléments extérieurs à la musique même (texte, image, etc.) par des figures, mouvements, situations spatiales appropriées.
1. Niveau abstrait⚓
En stéréo, les plans en profondeur allègent et clarifient l'orchestration sonore, le mélange.
L'espace devient alors un agent musical actif comme le sont les étagements de registres de hauteurs, et les colorations par le timbre dans une écriture orchestrale.
Les différenciations spatiales permettent une forme de variations sur un même matériau.
Annette Vande Gorne[*], Ω Yawar fiesta, introduction des deux chœurs de femmes acte 1 et acte 2 1:34+1:35
Sans remonter aux années 50-60 (Karlheinz Stockhausen Gesang der Jünglinge 1956, Kontakte 1960) ou à 1972 (John Chowning, Turenas), l'écriture abstraite multiphonique se développe dans la décade 1990.
En 1989, Lune Noire de Patrick Ascione, composée, et montée, au GRM sur bande analogique 16 pistes 2 pouces, installe un double espace de mouvements tourbillonnants autour du public et sur scène.
2. Niveau structurel⚓
Le choix des mouvements permet de clarifier une forme ou une section, un moment particulier à mettre en exergue.
Par exemple, une double section en miroir, dont les événements, les matériaux sont similaires, mais dont le mouvement spatial circulaire inversé accentue une forme inversée aussi dans ses trajets de profils mélodiques et ses morphologies, ce qui met en évidence le texte poétique : un sens identique exprimé dans des images-mots opposées.
Annette Vande Gorne, Ω Yawar fiesta, acte II Combattimento : sous les coups de ta croupe + et le lait de tes reins 1:12
Autre exemple : Une figure est répétée comme transition, avec accélération progressive et transposition vers l'aigu.
Annette Vande Gorne, Ω Yawar Fiesta, acte II Combattimento : transitions 1 et 2, 0:21 + 0:24
3. Niveau ornemental⚓
Espace ou mouvement ajouté pour renforcer l'intérêt de la figure sonore.
Tout comme le mordant ou le trille au XVIIIe siècle, le mouvement oriente l'attention perceptive sur un élément parmi d'autres. Cet espace-source permet une écriture de type « figure sur fond ».
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta : acte I chœur des femmes : lamento, 1:44.
Un souffle serpentin qui par un mouvement spatial aléatoire, fantaisiste, entoure, traverse le texte chanté, étiré dans le temps. Il allège et contrepointe une temporalité lente par un trajet spatial rapide.
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta : Acte I Condor, 0:47.
Mouvement en cercle sur le mot « Taureau », pour laisser imaginer l'espace de jeu de l'arène, et l'encerclement du taureau, précédé d'un mouvement en spirale et chute qui figure le condor sur le dos du taureau.
En situation d'interprétation (espace externe selon Michel Chion[*]), il arrive très (trop !) fréquemment que l'interprète ajoute des figures, souvent en mouvement, à une œuvre qui n'en demande pas tant. Le niveau ornemental, s'il n'est pas soutenu par une compréhension intuitive et analytique de l'œuvre, reste la langue d'Ésope de la spatialisation en concert.
4. Niveau figuratif⚓
—L'imaginaire, qui se base sur la reconnaissance, recrée l'espace, le mouvement, la localisation : niveau de l'image iconique selon François Bayle[*].
Ω Annette Vande Gorne, Paysage vitesse. 0:21.
Mouvement de « voyage » Gauche -Droite artificiellement appliqué à un son de cigale. Qu'entend-on le plus ? la source (écoute indicielle), ou le mouvement ?
Ω Annette Vande Gorne, figures d'espace : contrastes 7'58 à 8'55, 10'51 à 11'54
—Souvent un trait caractéristique suffit à provoquer l'image spatiale : niveau du diagramme selon François Bayle[*]
Ω Annette Vande Gorne, Le gingko (conte philosophique de Werner Lambersy) : le désert 2:14.
Quelle imagination avons-nous du désert ? Le souffle dans le tuyau d'une flûte, avec un léger grain itératif et un peu de réverbération suffit à créer l'espace horizontal ondoyant, la matière sableuse du « souffle chaud du désert » et la nudité pure que notre imaginaire lui associe.
—Enfin le niveau métaphorique (μεταφορειν : porter ailleurs) dépend du contexte global.
Annette Vande Gorne, Vox Alia : œuvre octophonique dont chaque partie est un affect, traduit par une configuration spatiale particulière.
• Giocoso est une forme binaire contrastée, avec des oppositions spatiales Gauche-Droite, obliques, ou proche-loin à l'image de groupes d'amis qui jouent et discutent ensembles.
• Amoroso entrelace des mouvements de spirales, de rotations, de double cheminement avant-arrière en deux quadraphonies ou une octophonie, à l'image de l'amour qui étreint et entoure.
• Innocentemente retrouve la spatialité non orientée, informelle, rapide et versatile de l'enfance.
• Furioso éructe sa violence dans un espace longtemps confiné à la stéréo avant, qui explose en vagues agressives et recouvre le public.
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta, acte I : réverbération “cathédrale” et en mouvement rapide sur la voix pour marquer la destinée d'un peuple : soyez comme le ciel qui brûle et qui brille (mouvement rapide) au-dessus de vos champs (fixe avec réverbération) 0:37
5. Niveau archétypal⚓
Certains mouvements, par leur seule présence, évidents parce que proches d'un archétype, clarifient le sens du message, le contexte, la communication.
• La vague (aller-retour, hésitation, balancier)
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta, acte III monologue final : les dieux 0:52
• Le cercle (enfermement)
Ω Annette Vande Gorne, Yawar fiesta, acte III monologue final : les mêmes tains ont dit 1:49
• L'explosion
Ω Annette Vande Gorne, TAO Terre, 1ère partie pour exprimer le « big bang » primordial 4:26
• La spirale
Ω Annette Vande Gorne, TAO Terre, finale : vers l'Omega 6:10
6. Niveau madrigalesque⚓
Les architectures polyphoniques abstraites de la musique ont évolué vers l'expressivité grâce au passage par le texte et sa relation naïve, immédiate, développée dans le madrigal du 16e siècle en Italie. Je tente cette même relation dans un opéra (Yawar fiesta, 2006-2012), en attribuant ce rôle aux mouvements spatiaux, ou à l'illusion spatiale.
Ω Yawar fiesta : acte II combattimento : nous rêvons Le rêve est l'expression d'un désir lointain ou inachevé... réverbération sur tous les canaux. 0:31
Ω Yawar fiesta : acte II combattimento : ton piétinement de sabot, (rythmes sur les mots fragmentés) nous en avons nourri nos âmes (mouvement loin devant et medium-aigu sur le mot « âmes »). 0:56
Ω Yawar fiesta : acte II Toro : Fils de la conquête, aiguillonnez votre gloire. Réverbération et long gel sur les mots conquête et gloire. 1:07
Ω Yawar fiesta : acte III monologue final : Qu'ici au moins où les mots sont chantés (espace rempli) dans les jeux de l'ombre (espace vide, arrière) et des lumières (solo, centre avant). 0:23
Hypothèse : Conclusion quant à l'espace
La musique acousmatique est sans aucun doute le lieu de toutes les expériences sur la relation son-temps-espace, tant à la composition que lors de son interprétation spatialisée, car en perdant le bénéfice d'une génération sonore en direct, elle gagne celui d'une véritable écriture/jeu avec l'espace comme paramètre musical.
Le figuralisme, par le jeu avec des figures spatiales, nous semble une voie royale pour donner sens et justifier l'espace comme élément qui renforce l'expressivité de l'œuvre musicale.
La projection spatiale de la musique pour une écoute acousmatique (le son dans l'espace) permet à l'espace de l'avenir de s'ouvrir à une cinquième dimension de la musique expressive : l'espace du son.