Le corps refoulé
La virtuosité qu'exhibe l'opéra à certains moments de son histoire renforce l'oubli du corps, que ce soit dans le répertoire des castrats (une pratique qui va jusqu'à modifier la nature même du corps), ou celui plus globalement des airs d'opéra seria, où l'écriture peut s'avérer très périlleuse pour le chanteur.
Dans le répertoire du piano, la virtuosité croissante exigée incite les pianistes à user d'appareils développant l'autonomie des doigts, leur écart, etc : c'est ainsi que Schumann a perdu l'usage de sa main. D'ailleurs, on a par exemple très longtemps joué du piano sans utiliser le poids naturel et la souplesse du bras. Ou encore on a forcé l'apprentissage du violoncelle avec des livres sous les bras pour ne pas les ouvrir. À chaque fois, on contraint le corps à ne pas faire des gestes naturels.
Pour revenir à la pensée de Danielle Cohen-Levinas :
« La voix comme émanation d'un corps que l'on refoule : tel est bien le projet de la musique occidentale du XVIIe jusqu'à l'aube du XXe siècle. L'exercice de la puissance physiologique de la voix, sa capacité à produire la phonie et d'en organiser la substance l'emportent par mimétisme sur la justesse de ton, la justesse de corps, si recherchées par les chanteurs-poètes. Les voix des XVIIIe, XIXe et début du XXe siècles se détournent résolument de leur corps. Elles dissimulent leur organicité sous la fiction du masque. » La voix au-delà du chant : une fenêtre aux ombres (Paris, France: Vrin, 2006, p. 68).
Cette réflexion sur la voix peut s'élargir aux autres instruments. L'ancrage corporel que la musique a perdu se répercute même dans la qualité du son. Jusque dans les années 50, de la même manière qu'on enlève à la voix son caractère soufflé (c'est l'une des grandes règles du chant classique), on enlève l'attaque du son aux instruments à vent, ou bien encore on enlève au piano son caractère percussif pour ne retenir qu'une forme de pureté.