La matérialité du son
La granulosité du son
Ce nouvel intérêt du geste semble se poursuivre par une prise en compte spécifique de la granulosité même du son, dans ces œuvres des années 60/70.
Helmut Lachenmann développe la musique concrète instrumentale et pense le son en fonction de l'énergie qui va le produire. Il veut attirer l'attention sur le résultat sonore qui passe à travers une corporéité particulière, à partir du geste qui le sous-tend. Il souhaite que l'auditeur se rende bien compte des conditions mécaniques, énergétiques, qui ont produit le son. Pas de dimension théâtrale, mais une nécessité qui vient d'une « corporéité déterminée par l'énergie ».
Par exemple, dans Pression (1969) pour violoncelle solo, l'objectif du compositeur n'est pas de faire entendre des timbres ou des intensités mais de rendre compte de l'énergie et la résistance face à laquelle va s'opérer un son ou un bruit.
Ce traitement du son et du geste éloigne radicalement l'esthétique de ces musiques des canons de beauté du son qui préexistaient jusqu'au milieu du 20ème siècle.
Le silence
Quant à Salvatore Sciarrino, il prend la source du geste et du son dans le silence.
« Pendant l'écoute de mes œuvres, nous entendons émerger des signaux corporels qui appartiennent à la physiologie humaine : la respiration et le battement du cœur, principalement. Ils se mêlent aux sons, et par moments, la musique elle-même semble battre et respirer. » (article « Le son et le silence »)
Il va chercher à retransmettre dans sa musique la respiration et les battements du cœur de manière précise permettant un travail d'écoute entre le monde extérieur (celui de la perception acoustique) et le monde intérieur (plus corporel).
Précisément, pour écrire le départ du son depuis le silence, il fait le choix d'ajouter « o » aux crescendos et decrescendos inscrits sur la partition d'Il silencio degli oracoli.
Le geste et la musique
Dans la partition d'OndÅ™ej Adámek, Karakuri – Poupées mécaniques (2011), le geste est complètement absorbé.
D'une part, cette œuvre pour voix de femmes et quatorze instruments utilise largement la respiration et le souffle. D'autre part, la chanteuse doit mimer des mouvements d'horloge et de mécanisme avec son bras au moment où elle va prononcer certains mots. Ses gestes doivent être très précis : ce qu'elle dit et qui est repris par le geste va être son tour imité par les instruments.
Cette préoccupation pour le corps et le geste s'inscrit dans un vaste courant de pensée : dans les années 70, psychologues, psycho-cognitifs et psycho-acousticiens ont poursuivi les approches phénoménologiques de Maurice Merleau-Ponty sur la perception. « Toute perception extérieure est immédiatement synonyme d'une certaine perception de mon corps comme toute perception de mon corps s'explicite dans le langage de la perception extérieure. [...] Nous avons réappris à sentir notre corps, nous avons retrouvé sous le savoir objectif et distant du corps cet autre savoir que nous en avons parce qu'il est toujours avec nous et que nous sommes corps. Il va falloir de la même manière réveiller l'expérience du monde tel qu'il nous apparaît en tant que nous sommes au monde par notre corps, en tant que nous percevons le monde avec notre corps. » (in La phénoménologie de la perception, 1945, p.239)
Une vision qui est appliquée à la musique par Arnie Cox
« La signification musicale est engendrée par l'expérience incarnée que nous en faisons, [...] notre expérience incarnée n'est pas seulement nécessaire pour faire l'expérience de la signification qui est en quelque sorte inhérente à la musique même, mais la signification surgit dans nos conceptualisations de l'expérience musicale incarnée, et cette signification abstraite est le produit du raisonnement incarné ».
(« Hearing, feeling, grasping gestures », in Anthony Gritten et Elaine King (éds), New Perspectives on Music and Gesture, 2011 p. 45-46)
Pour Jean Molino, sémiologue et anthropologue de la musique, « ces gestes sont aussi présents dans l'activité de celui qui, sans produire, écoute de la musique et participe à une pratique musicale ; le phénomène de l' « oreille double » se reproduit à tous les niveaux : écouter une voix, un rythme, un son instrumental, c'est retrouver, ne serait-ce que partiellement ou allusivement, les gestes qui les ont produits. » (in Le singe musicien, p 141)
Cela fait le lien avec les neurones-miroirs découverts dans les années 90 qui s'activent alors que le geste est exécuté par quelqu'un d'autre, et qui permettent l'apprentissage et l'empathie.
Le geste qui préexiste à la musique
Dans certaines expériences musicales, il y a une place pour le geste qui préexiste à la musique. Par exemple : Francesco Filidei avec sa pièce Funerali dell'Anarchico pour six interprètes (2006) est à mettre en résonance avec la musique de Thierry de Mey. (Cf. Le geste et les nouvelles lutheries).
Dans Light Music de Thierry de Mey, c'est bien le geste qui va activer le son. Paradoxalement, la musique et le son, qui venaient de retrouver un corps dans les années 60, se trouvent soumis à la machine numérique.
Mais ce numérique est différent des musiques stochastique ou spectrale qui ne prenaient pas du tout en compte le corps. Ici l'outil numérique prolonge le corps dans l'objectif d'une production musicale. Il serait un catalyseur, c'est à dire qu'il pourrait démultiplier les possibilités du geste en le rendant illimité dans sa faculté de création ou même prolonger l'humain en le projetant dans un imaginaire, avec une possibilité d'expression antérieure au langage.